L’entretien que M. Michel Lussault, président du Conseil
National des programmes scolaires, donne au Monde du 14 mai dernier, m’inspire
une réflexion spontanée : M. Lussault n’a pas l’air de savoir que l’Ecole,
en France, est l’Ecole de la République et qu’à ce titre sa plus belle mission
est de former des citoyens. Il a oublié la phrase de Michelet : « La
France est une personne … » que les fondateurs de l’Ecole républicaine,
eux, avaient bien comprise et que n’auraient reniée ni Jaurès, ni De Gaulle, ni
Mendès-France. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, le rejet de la nation
est dans l’air du temps. M. Lussault s’en prend d’emblée à « une
hypothétique belle et bonne histoire de France ». « Faut-il,
ajoute-t-il, un enseignement allégorique, enseignant une nation française
mythique qui n’a jamais existé ? ». Et de s’en prendre au
« roman national » : « Il y a quelque chose de dérangeant
dans l’idée récurrente de vouloir faire de l’Histoire un "roman
national". Cela renvoie à une conception de l’Histoire qui ne serait plus
un outil de lucidité ». Les journalistes qui l’interrogent ont beau lui rappeler que
François Hollande a parlé de « récit national » et non de
« roman national », M. Lussault ne veut rien entendre :
« J’invite, s’exclame-t-il avec hauteur, François Hollande et Najat
Vallaud Belkacem à ne pas forcer le trait sur ce point, car on finirait par désespérer Billancourt. Les professeurs ne sont pas pour le roman
national. N’en rajoutons pas ! ». Ce n’est pas encore un appel à
l’insurrection de « la base enseignante », ou plus exactement de
certains syndicats minoritaires qui ne savent plus ce qu’est l’Ecole de la
République, mais ça y ressemble ! J’observe que la majorité des syndicats
ne partage pas son avis. Quand les technocrates en appellent à une base
fictive, il y a de quoi s’inquiéter.
M. Lussault confond volontairement « roman national » et « récit
national ». Le roman c’est de la fiction. On ne peut qu’être contre une
histoire-fiction. Mais le récit national, lui, peut être objectif. L’Histoire
aspire à être, autant que possible, scientifique. C’est pourquoi le
gouvernement qui, en République, est responsable des programmes, peut demander
que le « récit national » ne valorise pas systématiquement des ombres
de notre Histoire que cite M. Lussault, les traites négrières, les lois
antisémites de Vichy, mais nous parle de ses lumières et nous rappelle qu’en
particulier la Révolution française, la première en Europe, a fait des juifs
des citoyens français comme les autres, et qu’elle a aboli une première fois
l’esclavage en 1794. On aimerait que les programmes d’Histoire communiquent aux
jeunes Français une raisonnable fierté de la France : un pays qui s’est
construit sur un millénaire et qui ayant affirmé par la Déclaration des droits
de l’Homme et du Citoyen (1789) la souveraineté de la Nation a, trois ans
après, proclamé la première République (1792). J’ajoute que pour que naissent
la Révolution et la République française, il a bien fallu que la France ait
existé auparavant, que Philippe Auguste ait repoussé l’Empereur germanique à
Bouvines (1214), que Saint-Louis ait fait tenir ensemble la France d’oïl et la
France d’oc, que Jeanne d’Arc ait bouté l’Anglais hors de France, qu’Henri IV,
par l’Edit de Tolérance, ait mis fin aux guerres de religions. Certes les
choses auraient pu être tout autres, mais c’est comme cela qu’elles se sont
passées. Et le pays qui a fait la Révolution française, matrice du monde
contemporain, n’est peut-être pas tout à fait un pays comme les autres.
Notre Histoire est une lutte. Les Français sont des hommes. On aimerait que nos
programmes mettent en valeur ceux qui, au XXe siècle, n’ont pas failli (les
poilus, les résistants), plutôt que ceux qui ont failli, quand ils ne renvoient
pas les uns et les autres dos à dos. C’est faire insulte aux professeurs
d’Histoire que de confondre leur rejet justifié des histoires trafiquées avec
le rejet de la Nation, telle qu’elle s’est faite à travers les combats de nos
pères. Dans « récit national », ce qui semble gêner M. Lussault,
c’est l’adjectif « national » plus encore que le mot
« récit ». J’incite donc fermement nos responsables politiques et les
professeurs eux-mêmes à ne pas rejeter la Nation. Car il n’y a pas de
démocratie qui tienne sans un puissant sentiment d’appartenance partagé. Sinon,
comment la minorité pourrait-elle accepter la loi de la majorité ? Il peut
et il doit y avoir un récit national objectif qui rende compte de l’Histoire de
notre peuple et lui donne envie de la continuer, en préservant dans les
nouvelles générations une raisonnable estime de soi.
Oui, il y a une manière biaisée d’enseigner aujourd’hui l’Histoire de France.
Les responsables ne sont pas les professeurs. C’est une bien-pensance diffuse
qui imprègne le discours dominant et que reflète l’esprit des programmes :
il s’agit de désapprendre à aimer la France, de la traiter comme n’importe
quelque objet dépourvu d’âme, pour que, sans doute, elle puisse se fondre dans
l’Empire sans rivage de la finance mondialisée. Et après cela, on voudrait que
les jeunes issus de l’immigration aient envie de s’intégrer à un pays qui ne
cesse de se débiner ? Pour « faire France », il n’est pas besoin
d’essentialiser la France. Il suffit de la traiter comme une personne qui
change, d’âge en âge, mais pourtant ne cesse pas de rester elle-même. Jacques
Berque, dans un rapport qu’il m’avait remis en 1985 montrait que la France,
depuis toujours, s’était faite d’ajouts successifs, mais que ceux-ci s’étaient
faits de telle manière que ne fût pas atteinte sa « personnalité
structurée ». Cette personnalité structurée, c’est
l’identité républicaine de la France dont le récit national doit permettre de
comprendre la formation, en donnant envie de la parfaire et de la continuer.
Faire aimer la France, c’est la meilleure façon de faire vivre la démocratie.
(carnets de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'Education Nationale)
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