Régis Debray : (...) ne dramatisons pas trop, le Front National c’est 10% des inscrits et puis n’en faisons pas trop vite, ce serait de la paresse intellectuelle, un repaire de fascistes ou
même d’extrême droite, les choses sont plus compliquées. Non, moi je crois que ce qui se
passe aujourd’hui, c’est que la classe dirigeante reçoit la monnaie de sa pièce. C’est-à-dire
qu’elle a démissionné de ses missions fondamentales et je trouve ça un peu bête de
vitupérer les conséquences sans envisager les causes de cette victoire relative du Front
National. Je dirais que la classe dirigeante, et j’entends par là la classe politico-médiatique,
je devrais d’ailleurs dire la classe médiatico-politique puisqu'en démocratie de
l’opinion, c’est l’opinion qui dirige...
Marc Voinchet : enfin vous nous mettez dans le même sac quoi, si j’ai bien compris…
Régis Debray : non, je ne vous mets pas dans le même sac, la preuve c’est que vous voulez bien m’écouter, ce qui est tout à fait
exceptionnel. Non, si vous voulez, c’est vrai que le personnel politique n’est pas très
enthousiasmant, c’est lui qui disons tient le crachoir, à droite des voyous
à gauche des médiocres, je ne parle pas des électeurs. Mais voyons les choses en face, et c’est d’ailleurs pour ne pas
se regarder dans un miroir que la classe dirigeante commence à brandir le
spectre du fascisme. La droite a bazardé le gaullisme, avocats d’affaires qui font
du business, la gauche elle, elle a bazardé et le socialisme et la République.
Marc Voinchet : Mais tout de même, c’est comme ça que vous expliquez donc ce vote
Front National. Si je puis me permettre, quand vous dites : ‘’à droite des
voyous, à gauche des médiocres’’, ça pourrait être un slogan, une formule qu’emploierait
Marine Le Pen ?
Régis Debray : écoutez, je ne les mets pas tous dans le même sac et il y a des exceptions. Enfin avouez que ce qui se passe tout de même depuis quelques temps est un peu navrant. Je n’ai jamais vu tant d’inconsistance à la tête de l’État. Qu’est-ce que la gauche ? C’est l’union du populaire et du régalien, le régalien c’est la puissance publique, l’État. On sait bien qu’avec l’Europe telle qu’elle est, machine à déréguler, machine à privatiser, la puissance publique est à quai comme on dit. Quant au peuple, en 2005 il vote contre un traité intereuropéen, trois mois après ladite classe dirigeante considère que tout cela est nul et non avenu donc ce n'est plus en bas que ça se passe [...]. La gauche me navre je dois avouer, elle était mariée avec l’Histoire et avec les idées, aujourd’hui elle est mariée avec Voici et avec la com’, mariée même pacsée au sens
conjugal du mot souvent. Alors il faudrait peut-être incriminer le mode de recrutement, le
mode de vie, le mode de formation, je ne sais pas mais il est certain qu’elle a perdu ses
fondamentaux. Les fondamentaux, tant de la droite que de la gauche, ont été perdus, en
sorte qu’on a laissé la Nation, idée de gauche, aux nationalistes et on a laissé le Peuple,
idée motrice, aux démagogues. Voilà ! La nature et
l’Histoire, les sociétés ont horreur du vide…
Marc Voinchet : est-ce que ça suffit ?
Régis Debray : un certain nombre d’emblèmes, de drapeaux, de symboles étaient laissés par terre, vient une formation née à l’extrême droite qui se développe avec intelligence et qui ramasse tout ça qui était laissé tomber, voilà ! Nous n’avons que ce que nous méritons.
Marc Voinchet : vous avez bien connu la tête de l’État puisqu’à une époque vous
aviez vos bureaux, vous avez eu votre badge pour rentrer à l’Élysée.
Régis Debray : oui mais à l’époque, la gauche n’était pas francophobe, elle ne craignait pas le peuple, elle avait un mode de vie, elle habitait un peu partout, elle fréquentait les ouvriers, les employés, ce n’était pas encore une fraction de la jetset. Donc effectivement, c’est au nom de ce passé là qu’il m’arrive de regretter cette sorte de trou noir dans laquelle la France se trouve, avec l’Europe d’ailleurs qui est un trou noir dans le monde, et la France est un peu l’homme malade de ce trou noir. Cela ne veut pas dire que l’on ne se reprendra pas ! Mais je voudrais simplement rappeler puisque vous aviez parlé
tout à l’heure de Paul Valéry un autre mot de Valéry : « La pire faute en politique
consiste à laisser en l’état ce qui doit disparaître alors même qu’on s’attache à détruire ce
dont la permanence est la raison d’être et la marque d’une civilisation ». Détruire,
détruire effectivement le principe d’indépendance d’une politique, détruire l’institution
militaire, détruire l’institution scolaire, avoir honte de ce qu’on est, ne plus enseigner
l’histoire dans les lycées, les collèges, abandonner la chronologie, se livrer aux sondages
d’opinion et obéir aux marchés en tout…
(entretien de Régis Debray aux Matins de France Culture, 29 mai 2014)
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